Peut être est-ce sa date de naissance, 1968, qui fait de
Bertrand Bonello un réalisateur sulfureux !? Après son premier long métrage provocant et déroutant, “
Le Pornographe” (dans lequel un réalisateur porno fatigué se remettait à filmer pour une dernière fois, portrait d’un homme usé et d’une société elle-même fatiguée, murée dans le silence, obscène dans ses valeurs morales ; sans jamais tombé dans la complaisance ni le voyeurisme) et après quelques procès que son film a rencontré au-delà de la Manche,
Bonello transpose le mythe grec Tirésias à notre époque.
Terranova (joué par
Laurent Lucas qui a un double rôle dans ce film), séquestre Tiresia pour qu'elle soit sienne. Peu à peu, privée d'hormones, Tiresia va devant ses yeux se transformer : la barbe qui pousse, la voix qui change... Dégoûté, Terranova lui crève les yeux et s’en débarrasse dans un bois. Tiresia est recueillie, agonisant par Anna qui prendra maintenant soin d'elle. C'est alors qu'apparaissent chez le transsexuel des dons de prédiction...
Tout commence par de la lave en fusion qui glisse, bouillonne, danse silencieusement… sans volcans comme si la lave s’était imposée à nous. Un festival de noir, de rouge, de jaune, d’explosions, de fluidité. Tout est silencieux comme un tableau que nous laisserait contempler
Bertrand Bonello… Puis commence peu de temps après le second mouvement de la 7ème Symphonie de ce bon vieux
Ludwig van (
Beethoven) et le tableau devient ballet de flammes, de souffre symbole de la passion (au sens large), ce thème si récurrent et si cher au réalisateur. Le film sera passionnel, sulfureux et… joueur ! Tiresia apparaît, silencieuse, calme, troublante et si belle. Ses yeux foncés, sa chair claire, ses longs cheveux bruns. Tout est indiqué, tout est là, tout est prêt : le ballet deviendra opéra. L’ouverture est finie. Tout peut commencer.
Dès les premiers instants “
Tiresia” se révèle envoûtant et extrêmement inquiétant : jouant sur le clair-obscur (notamment sur le jour et la nuit), Terranova marche de jour, nous parlant en off ; rien n’aura lieu aujourd’hui, il faudra attendre la nuit. A la même manière de
Philippe Grandrieux pour “
Sombre”, la vie nocturne est filmée comme un vol, comme si elle était trop mystérieuse pour être saisie, appréhendée, comprise ; comme si tout ce qui s’y passait était hors du temps, hors de la vie… et peut être sans importance pour Terranova qui roule, le visage impassible, sachant ce qu’il veut. Ses phares éclairent la route, magnifique travelling latéral sur le bord de route, prostituées à l’entrée d'une foret dont on n’aperçoit que quelques arbres. Au-delà de ce portrait,
Bonello nous montre une façade, dans le sens où le spectateur, tout comme Terranova devra aller plus loin dans le noir, s’enfoncer à ses risques et périls, quitte à se perdre dans un labyrinthe. Puis nous avançons dans la foret, captant de ci de là, tels des voyeurs (car au final, le spectateur est un voyeur) quelques bribes d’instants avec des prostituées ; peu importe ce qui se passe autour de lui, Terranova marche, sans se retourner et finit par trouver, chantant au milieu de nulle part, comme perdue dans ce dédale nocturne, Tiresia. Ils s’échangent quelques mots que nous ne saisirons car eux sont dehors dans le froid et nous dans la voiture, au chaud. Et quand il reprenne la route, plus rien, le silence total, tout a été dit.
Enfermée dans une cave sans décoration, aux murs ternes, Terranova n’abusera jamais de sa prisonnière, il la regarde dans un judas se laver, s’habiller ; les gros plans sur l’œil de
Laurent Lucas, rappelant la place du spectateur, voleur d’instants. Tandis que la couleur verte de son regard prolonge les teintes du film : tout se passe dans la nature, loin des tracas contemporains : après tout, le mythe est transposé à notre époque, pas dans notre société. Cette nature où tout commence (la foret de prostituées, le jardin de Terranova) et où tout s’achèvera (cet autre bois où sera abandonnée Tiresia et l’abris qui la recueillera, construite avec du bois et des pierres) cache un petit hérisson qui sera choyé. Faut-il y voir la relation de
Bonello envers ses spectateurs ?
Peut-être. Mais notons d’abord un point commun (qui, pour moi, est élogieux) avec
Michael Haneke (dont les chroniques sur son dernier film “
Caché” et un autre, plus vieux “
La Pianiste” viendront prochainement sur ce forum). La violence extrême n’est ni mise en valeur ni réduite ce qui la rend difficilement supportable. Le plan (séquence) où
Laurent Lucas crève les yeux de sa prisonnière est d’une précision implacable, clinique : « Vous avez voulu voir ? Voyez ! »
Cela semble comme un jeu subtil entre
Bonello et ses spectateurs (en cela le film est joueur) : avant de crever les yeux de Tiresia, Terranova tue le hérisson à coups de marteau comme pour prévenir le spectateur qu’il est temps de payer pour avoir vu le corps nu de Tiresia avec ses seins et son sexe masculin ! Même si le spectateur est voyeur, le réalisateur est maître.
Et ce corps ! Ce corps si fascinant et intriguant (pas forcément attirant) de Tiresia !
Laurent Lucas le regarde sans jamais le toucher : le sexe est abstrait et les fantasmes concrets dans ce film (scène d’érotisme exacerbé où trois corps se mélangent harmonieusement : il semble y avoir un homme, une femme et… un transsexuel). Ce corps qui pourtant le dégoûtera : tout comme une fleur, un corps se fane et retourne d’où il est venu.
Abandonnée, aveugle, presque morte, Tiresia est recueillie par Anna puis soignée. Toute sa féminité disparaît avec ses cheveux tondus, elle ne voit plus mais a des dons de prédiction qui vont faire le bonheur ou le malheur du village tout proche. Terranova n’est plus ici, il ne devient qu’une l’angoisse sourde.
Indéniablement, visuellement, ce film est un petit bijou ! Comme j'ai pu le dire, le jeu sur la signification du jour et de la nuit est très subtil (je vous laisse vous amuser là-dessus) ; les lumières sont soutenues et le vert toujours mis en valeur ! Le vert de la foret nourricière et formatrice, le vert profond des yeux de
Laurent Lucas, le vert symbole d'origine.
L’une des autres forces de ce film, au-delà de sa maîtrise, de sa beauté visuelle renversante, est son coté pasolinien : ne s’intéressant pas à la facette sociale possible de sa fable, l’auteur ne veut voir que l’individu (comme dans “
Le Pornographe”) ! D’ailleurs, tiresia dira qu’elle était un petit garçon des favelas de Rio, qu’elle voulait devenir une petite fille… et un garçon qui veut devenir une fille, finit en pute ! Notons que les enfants jouant dans le jardin sont filmés de la même manière que les prostituées devant la foret mais le mouvement de caméra est inversé, comme pour revenir en arrière, à un passé perdu (oublié ?) ! Un autre travelling latéral finira sur Laurent Lucas coupant une rose… Je vous laisse imaginer la symbolique, vous avez compris la structure du film.
Quoique ayant volontairement éludé un aspect essentiel de ce film : sa narration en deux parties distinctes et presque indépendantes. La première, longuement décrite au-dessus est la métaphore d’une découverte, d’une passion refoulée et punie, d’une symbiose fascinante des deux sexes. La seconde est comme une renaissance où (enfin) Tiresia est considérée comme un être humain…vite haïe par son don… Mais on rejoint ici le mythe grec et sa signification, je vais donc recadrer…
Je vous avais dit au début que
Laurent Lucas avait un double rôle. Celui de Terranova comme vous l’aurez compris… le second apparaît dans la deuxième partie où il interprète… un prêtre ! Petit effet de surprise et d’interrogation dans le film (cela va sans dire), sa rencontre avec Tiresia pour comprendre son don est le point le plus subtil dans cette adaptation : touchant et humain…
Tiresia quant à elle est interprété par deux acteurs : la troublante
Clara Choveaux et
Thiago Teles, tout en souffrance retenue. Cette idée ne choque pas dans le film tant la transition et le changement sont subtils, presque invisibles.
Car, tout
David Cronenberg,
Bertrand Bonello voit la structure du cinéma comme un opéra et sans vouloir dévoiler la fin, ce film est une recherche de soi, lyrique et naturelle dont la couleur dominante (le vert) ramène aux origines les plus profondes, jusqu’au commencement du monde.
Mais tout ça ne vaut pas le poison qui découle de tes yeux verts ! Un opéra pour se laver les yeux.
Je tiens à préciser que ce n'est qu'une facette de la vision que l'on peut avoir de ce film qui est très très captivant et je ne tiens pas à imposer cette vision mais c'est celle qui m'a le plus marqué !
Tiresia de
Bertrand BonelloAvec : Laurent Lucas, Clara Choveaux, Thiago Teles
2003
Interdit aux moins de 16 ans.